Quand j’étais étudiant auprès de Kawada senseï, nous parlions régulièrement du zen que je pratique. Un jour, Kawada senseï m’a offert un Hanna Shingyo, le sutra du cœur, calligraphié au Japon par un moine. Ce texte, fort apprécié par les japonais, est une sorte de condensé de la pensée du Bouddha relatant une discussion entre lui et Shariputtra, un de ses disciple et il reste pour moi une base de réflexion. 

 

Comme toute culture aux racines profondes et multiples, le Japon est un écosystème à part entière. Il y a son insularité, les influences riches et diverses: les Aïnu, la culture chinoise, l’apport occidental et tant d’autres qui nous resterons opaques. Pour pratiquer le shiatsu ou tout autre art japonais, il est nécessaire de comprendre au mieux cet écosystème, sans quoi nous ne faisons qu’appliquer une techniques sans la finesse de ce qui la sous-tend. C’est la différence que fait Stéphane Cuypers dans son livre « Shiatsu, un art japonais ». C’est ce qui différencie un art d’une technique.

Ce qui nous dit le Bouddha

 

Une phrase particulière dans ce sutra attire mon attention pour notre pratique: 

 

«La forme contient le vide, le vide contient la forme.  La forme est vide, le vide est forme.»

 

Dans des textes relatant les discussions avec ses disciples, le Bouddha dit que le vide n’existe pas, que c’est une notion relative. Il peut y avoir « un vide de » mais dire « c’est vide » n’est pas tout à fait juste. 

Si je prends l’exemple d’une salle de classe sans élèves, le professeur pourrait dire « elle est vide ». Dans ce cas, cela voudrait dire « elle est vide d’élèves » car cette salle est peut-être pleine de bancs et de chaises. 

«Le vide est forme»

Prenons ici l’exemple d’une parcelle de terrain. Cette surface peut sembler vide. Si j’applique le raisonnement précédent, le terrain est vide de maisons, vide de culture, vide d’arbres ou d’animaux, pourtant ce « vide » contient « la forme » ou , en tout cas, la potentialité de la forme: ce morceau de terrain pourrait accueillir une maison, des animaux en pâture, une parcelle de blé. La terre du terrain, en creusant un peu pour trouver l’argile, est aussi la potentialité de devenir forme dans les mains d’un potier, etc.

 

 

«La forme est vide»

En ce qui concerne la forme, c’est le même raisonnement.

Prenons l’exemple d’un bol remplit d’eau, si nous le vidons de son eau, est-il vide?

Dans un certain sens, oui, il est vide d’eau. Dans un autre, non, il est plein d’air. Ce plein est tout aussi relatif.

Le bol a été façonné de telle manière à délimiter un espace qui est un contenant qui pourra accueillir un contenu.

Le bol vide est aussi plein d’autres éléments qui ne sont plus visibles: il contient la terre de l’argile qui lui donne sa forme, il contient l’eau qui a permis son façonnage, il contient le feu qui l’a cuit, il contient les mains du potier qui lui ont donné sa forme.

Revenons au shiatsu

 

La notion vide-plein habituellement associée au shiatsu est le kyo-jitsu. 

Avant toutes choses, kyo-jitsu n’est pas et ne peut être une théorie. C’est avant tout un ressenti, le ressenti de la vie qui coule sous vos mains. Masunaga le précise fort bien en expliquant que kyo-jitsu est la résonance et sa rémanence ressentie dans une zone, sur un tsubo. Expériences poussées aussi par Kishi Akinobu, assistant de Masunaga, à travers le Seiki Soho qui fait sentir que la résonance est pur ressenti sans intellectualisation.

 

Jitsu 

Masunaga explique que l’idéogramme jitsu est composé de plusieurs choses: une maison, une rizière entièrement plantée et le coquillage qui était la monnaie d’avant. Dans sa compréhension globale, ce serait « une maison qui est pleine de richesses, en abondance», d’où la traduction souvent employée de « plénitude », mais la plénitude est-elle excès? Ce caractère jitsu signifie aussi « vraie », « vérité » ou « graine ». 

Une maison pleine de richesse étant un contenant en plénitude, cela pourrait aussi signifier « une graine dans son plein potentiel germinatif » (Bill Palmer parle également de fruit mûr).

 

Kyo

Son idéogramme est lui composé de la tête du tigre et d’un mont funéraire. Masunaga dit que c’est l’exacte opposition de jitsu, c’est-à-dire mensonge, faux-semblant, insuffisance.  Sa compréhension globale pourrait être «  ce qui est donné à voir ne correspond pas à la réalité profonde ». Donc, le raccourci de vide. Dans le même esprit que « plénitude » n’est pas excès, « insuffisance » n’est pas « vide ».

Hors, revenant à la vision que le bouddhisme a du plein et du vide, kyo n’est pas vide. Kyo est vide de quelque chose qui n’est pas visible de premier abords.

Cette double clé de compréhension est fort intéressante. Un foyer vivant apparemment dans l’opulence ne cache-t-il pas des manques?

 

Ainsi, j’aime assez l’idée de comprendre jitsu comme vérité apparente et kyo comme faux semblant. L’un ayant un aspect lumière, l’autre ombre, comme yang et yin.

 

N’oublions pas que Masunaga avait un fabuleux esprit de recherche et qu’il a tenté de mettre en mot des ressentis, des intuitions, des concepts globaux. Ses recherches de compréhension l’ont aussi amener vers la psychologie occidentale. En cela , il y a un aspect qui permet aussi de mieux appréhender kyo-jitsu : chaque personne montre un aspect d’elle-même et garde secret un autre, pour quelques raisons.  Une expérience de vie peut devenir déterminante, affirmante ou enfermante, dans le développement d’une personnalité.

Le kyo, origine du jitsu.

« Le soleil se lève,

Les oiseaux chantent,

L’ombre court se réfugier au pied du muret. »

Dans son aspect de mouvement, l’ombre et la lumière se laissent la place mutuellement, le jour se lève laissant place à la nuit qui s’effacera pour laisser le soleil briller. Ainsi tourne l’enchaînement des jours… Je pense donc que kyo n’est pas un vide, c’est quelque chose qui demande à être mis en lumière, alors que jitsu est très visible et pourrait être un peu calmé. Serait-ce une réalité énergétique de yin-yang? Je vous laisse ressentir…

Dans l’horloge circadienne, on voit bien qu’un méridien atteint sont plein potentiel (jitsu) à une certaine heure, pendant qu’un autre est dans son minima (kyo). Comme une respiration est la suite d’expiration-inspiration, kyo-jitsu peuvent être utiles l’un pour l’autre.

Quand nous touchons un corps, nous touchons avant tout quelqu’un. Cette personne ne peut être vide puisqu’elle est remplie de vie et d’expériences. Donc, encore une fois, cette notion vide-plein ne peut être que relative. N’est-il pas hasardeux ou dangereux d’oser dire à un receveur: « vos reins sont vides ». Ils ne peuvent être vides puisque la vie est là. Sans doute, y a-t-il  un déséquilibre qui vient «s’appuyer sur le rein».

Ainsi, dans nos pratique, ayons toujours en tête cette relativité. Une personne vient nous voir pour se sentir mieux. Il y a des déséquilibres que nous allons travailler. Nous sommes tous déséquilibré. La vie, la marche à pied est une suite de déséquilibres contrôlés. Par le shiatsu, nous apportons fluidité et souplesse dans le mouvement de vie.

 

Pour moi, kyo-jitsu est ce mouvement que nous pouvons ressentir de ce qui est profond, qui peut arriver à maturité pour germer et demande de la lumière pour s’épanouir.

 

Dans ma pratique des vaisseaux merveilleux, je rencontre régulièrement ce genre de cas: quelqu’un vient me voir avec un symptôme apparent mais je sens qu’un mouvement vient de l’intérieur. Mon rôle alors est d’adoucir le symptôme, quand c’est possible, et de laisser la place à ce mouvement qui pousse de la profondeur vers une mise en lumière. Le receveur pourra alors prendre conscience de ce qui se cache en lui et voudrais sortir, pour être digéré et évacué.