Il y a quelques temps, un élève de Kawada senseï m’a demandé d’expliciter son approche des tsubo qu’il nomme « points du diable ». Cela m’a replongé des années en arrières, une belle invitation à revisiter mes cours passés.

 

Pour mieux comprendre notre pratique du shiatsu, nous devons nous plonger aussi dans les traditions et le folklore du Japon. Son histoire s’inscrit dans une ligne du temps, se faufile et s’entrelacent avec divers courants de pensées (notamment la Chine puis l’Occident). Ce ne peut être un arrêt sur image. Il y a également un socle qui nous sera inaccessible: celui qui remonte à un temps de tradition orale. Nous pouvons tout au plus le percevoir. 

Les Japonais ont été capable de prendre ces nouveautés, de les regarder, les analyser et les incorporer dans leur propres façon de voir et faire les choses sans rien perdre de leurs traditions. Cela avec une belle ouverture d’esprit et d’accueil de la nouveauté. 

Ainsi, dans notre étude du shiatsu, nous ne devons pas prendre les textes au pied de la lettre. Encore plus pour les écrits chinois qui sont ancrés dans un autre terreau, certes passionnant aussi. Le shiatsu lui est le résultat de la digestion et de l’incorporation de ces pratiques et pensées par un peuple qui n’a rien lâché de ses racines. Nous pouvons tenter d’en comprendre certaines bribes mais nous devons avoir à l’esprit que le terreau duquel tout cela a germé nous est fermé. Tout cela appartient à un autre temps qui avait d’autres réalités, d’autres interrogations qu’aujourd’hui. Nous resterons extérieur au point d’émergence de la conceptualisation.

Nous comprenons alors avec nos propres filtres, humains et culturels. Nous pouvons dès lors en faire une pratique vivante. Le comprendre et appliquer la même dynamique qui a permis la croissance du shiatsu, c’est aussi s’insérer dans cette même dynamique. C’est respecter et honorer un art à part entière.

Diable!

 

Partons déjà de ce terme « diable ». Au Japon,  il y a certes des démons mais pas de vision aussi tranchée que “anges-diables”. Cette notion appartient, je pense, à la culture judéo-chrétienne.

Dans la mythologie japonaise, on parle de yokai, êtres surnaturels. Dans cette catégorie, nous trouvons les oni, créatures à l’apparence démoniaques du folklore japonais. Si je tente un rapprochement avec notre mythologie, il existe une certaine proximité avec nos trolls ou nos ogres. Ces êtres surnaturels sont considérés comme responsables des désastres et autres infortunes. C’est peut-être la façon de donner forme à l’invisible incompréhensible.

Replaçons le contexte: nous sommes dans le Japon médiéval, il y a bien quelques villes principales mais la campagne est parsemée de villages. Les gens y vivent et vont vendre leurs biens et services, parcourant les chemins, les forêts et les montagnes. Le soleil rythme les jours, les saisons rythment l’année, la météo dicte les activités. Les hommes sont soumis aux humeurs du ciel et aux cadeaux de la terre. Ils doivent suivre et respecter l’un et l’autre pour vivre bien. Il y a ces rythmes bien connus, il y a les dangers de la nature.  Il y a aussi ces insaisissables, ces coups du sort qui nous tombent du ciel sans que nous n’y pouvons rien, sans rien y comprendre. C’est l’action du oni.

Le oni est un esprit, ni bon ni mauvais, qui agit par-delà la compréhension humaine.

Il existe même une histoire dans une région du Japon d’un oni qui terrorisait les habitants. Le chef des armées l’a recherché, combattu et vaincu. Lorsque le oni fut terrassé, les habitants se sont rendu compte qu’il s’agissait de bouddha.

Cette histoire me rappelle un voyage au Népal où je randonnais dans les montagnes à la frontière du Tibet. Mon guide et moi arrivions dans un village tibétain et lui voulait absolument me montrer le temple. Celui-ci, assez réduit, mesurait 3 ou 4 mètres de côté. Sur un des murs se trouvait l’autel avec l’encens et les offrandes, sur le mur adjacent, il y avait une peinture de bouddha avec, assis à côté de lui, un démon de la même taille.Quand je demandai à mon guide qui était ce démon et pourquoi il était là, mon guide répondît étonné  « c’est bouddha ». Pensant qu’il avait mal compris ma question, je la répétai aussi clairement que possible, lui expliquant mon incompréhension. « C’est aussi bouddha, c’est son autre face. » répéta-t-ilSa réponse m’a laissé très perplexe et m’a fait réfléchir, longtemps. Moi qui était nourrit de dichotomie, au noir ou au blanc, j’étais invité à réfléchir sur la réalité plus en nuances dans laquelle un être lumineux , comme le bouddha, a son pendant d’ombre représenté par ce démon.

Revenons aux oni.

 

La représentation de ces masques est vraiment marquée de la nature avec le respect qu’elle impose, par les peurs qu’elle suscite et les joies qu’elle distribue.

L’action d’un oni serait ce qu’il n’est pas possible d’expliquer, ce qui est imprévisible et inexplicable. Le oni n’est est ce qu’il est avec parfois des actions qui remettent l’homme à sa place de créature parmi les autres, actions ni bonnes ni mauvaises mais qui sortent du champs de la compréhension humaine. Ainsi, une catastrophe, un désastre, un accident, une famine, une disparition, ce qui est intellectuellement inexplicable, serait possiblement attribué à l’action d’un oni qui vient rappeler à l’homme sa place dans la Nature et le besoin de vivre en équilibre avec tout le règne du vivant. 

Ce point de vue, nous invite à sortir de nos catégorisations et d’accepter des nuances difficiles à comprendre. Pourtant, notre culture judéo-chrétienne et toute son iconographie contrastée, nous a appris qu’il y avait le bien d’un côté, le mal de l’autre. Hors, les oni sont ces esprits farceurs qui jouent des tours aux hommes pour leur apporter une autre forme de compréhension, en distance et en nuances.

Aux alentours du 14ieme et 15ieme siècle, sans doute avec l’urbanisation grandissante, la représentation du oni devînt une invitation à regarder en soi pour y rencontrer ses parts d’ombre. Le concept du oui, si on peut parler de concept, s’élargit encore et invitait chacun a reconnaître sa part de Nature en lui, ni bonne ni mauvaise, parfois douce ou brutale et due remonter à la source.

Et cette liste de Tsubo?

 

Je fais partie des praticiens et enseignants qui ne veut pas réduire le shiatsu à des listes de points à presser ou à des protocoles de techniques à appliquer. Nous touchons le vivant. La vie bouge sans cesse. Nous ne travaillons pas que des corps, nous touchons des personnes à travers leur corps. Il m’est donc difficile de réduire tout ce développement à une liste de points. 

En plus, ces points, je n’aime pas les réduire à un matricule tellement réducteur. Ils ont un nom, souvent révélant une profondeur dans laquelle vous pouvez plonger. Vous rencontrerez l’étymologie de certains points et y ressentirez la pertinence symbolique. Vous sentirez peut-être tout l’univers qui y est déposé, celui que j’aime abordé dans mes stages, entre autre sur les Vaisseaux Curieux. C’est une réelle invitation à découvrir ce qui ne peut être nommé. 

 

Il existe plusieurs listes de points. Certaines totalement consacrées à la pratique de l’acupuncture, d’autre adaptée aux pratiques manuelles.

Dans ces cas, il y a toujours des informations intéressantes, tout en faisant la part des choses avec notre pratique et son cadre d’application.

Le corps n’est pas un tableau de commande, c’est avant tout la personne que nous touchons.

Sans dévoiler sa liste de 11 points, Kawada Senseï invite à une réflexion. Il y mentionne des points du méridiens du poumon, du méridiens ministre du cœur, du vaisseaux gouverneur et un point du méridien gros intestin.

Commençons par les points du vaisseaux gouverneur, envisagerons l’incarnation du Shin, l’âme, et la façon dont l’énergie ancestrale va pouvoir s’exprimer dans un corps plus ou moins marqué par la vie (je parle ici d’énergie ancestrale faisant référence aux Vaisseaux Curieux. Je pourrais aussi bien parler d’énergie kharmique ou génétique, prismes différents pour une même réalité). C’est la montée de l’énergie yang qui propose à chacun de se tenir verticale et d’avancer dans sa destinée. La rencontre de l’énergie de l’eau et du feu, du rein gauche et droit, se fait au point Meimon, la porte du mandat céleste. Certaine traductions vous proposeront “porte de la vie” ou “porte de la destinée”. Pour ma part, j’aime cette idée de mandat du Ciel, une mission, un chemin qui nous est proposé dans un temps limité. J’écris aussi avancer “dans” sa destinée et pas “vers” sa destinée car nous sommes pleinement sur le chemin, il n’y a rien à chercher, nous y sommes déjà.

Continuons avec le Ministre du Cœur… Ce « ministre du cœur » est l’émissaire de l’esprit incarné. Le méridien du Ministre du cœur est ce canal qui permet à Shin de tenter de piloter le corps à travers ses sens. Cela invite la transformation du feu chaleur en feu lumière, quand nous agissons avec cœur dans nos apprentissages de la Vie. Ce canal qui, en même temps que le Vaisseaux pénétrant et Xuli, la colonne du vide, œuvre à nous ouvrir au grand Shin, à incarner pleinement notre chemin.

Pour les points du méridien du poumon, j’emprunterai la pensée chinoise: le poumon et ses 7 po comme 7 esprits qui incarnent un déséquilibre potentiel dans nos chairs.

 

 

Globalement, avec cette liste de points et la symbolique des démons, nous pouvons voir nos corps comme marqués ou rongés de l’intérieur. Cela pourraient nous faire devenir nous-même démoniaque si nous ne prenons pas garde. Les reconnaître, c’est transcender l’ombre pour la transformer en lumière. C’est permettre à la lignée de nos ancêtres de grandir.

Travailler ces points, c’est inviter chaque receveur à être présent à son chemin qui a été ouvert par ses aïeux et avancer sur son propre chemin sans se laisser manger et maîtriser par ses propres démons.

Lorsque j’étais assistant, Kawada Senseï m’a dit que nous avions tous nos démons. Si nous les fuyons, ils grandissent et gagnent en force. Si nous nous arrêtons et prenons le temps de se retourner pour les regarder en face, ils deviennent nos alliés.

Application au shiatsu

 

La réflexion du besoin de mettre des nuances dans tout ce que nous vivons, voyons et pensons est, en soi, déjà importante. Appliqué en shiatsu, pour le praticien et tout autre soignant, ne pas juger, reconnaître ses propres projections et accepter que chaque personne est là où elle est pour des raisons qui nous sont inaccessibles, d’une part. Que certains événements nous invitent à voir la vie autrement, d’autre part. Dans les deux, prendre du recul pour nuancer ce que nous croyons voir et tolérer le tout.

En ce qui concerne les points… Nous ne pouvons pas réduire une personne à une liste de points, à 12 méridiens, 8 Vaisseaux merveilleux, au yin-yang. La vie est complexe et nous touchons la vie à travers un corps. Un déséquilibre n’est pas juste osthéo-articulaire, psychologique, émotionnel, énergétique. Un symptôme est le signe d’un déséquilibre écosystémique qui se marque dans un corps, une interaction intérieur-extérieur. Notre rôle est de comprendre ces bribes qui nous sont offertes, analyser et sentir pour remonter la piste vers l’origine du déséquilibre. Nous travaillons aussi à travers nos sens, notre propre sensibilité, notre subjectivité.

Les protocoles, les techniques, les listes de points de tous les praticiens expérimentés, qu’il soit médecins chinois ou chercheur japonais, ont été établis à travers leurs propres expériences, leur propre subjectivité. C’est pour cela qu’il me semble que ces liste sont d’abords une invitation à creuser pour aller, chaque fois, tenter d’apercevoir l’ombre de ce qui crée le déséquilibre et établir nos propres protocoles, nos propres listes de points. C’est aussi par respect de leur recherches que je laisse un certain voile sur cette liste.

 

Belle recherche, bonne pratique.

Si vous êtes perdu, n’hésitez pas à poser vos questions 😉

 

Vous trouverez aussi une belle réflexion sur les heures des esprits sur ce blog